Ca fait une demi-heure que j'attends à la sortie de Vitry-le-François quand une vieille Twingo s'arrête derrière moi.
Matthieu baisse sa fenêtre.
Tu vas où mec ? Paris ? Allez c'est parti !
Matthieu revient d'un stage chez des viticulteurs alsaciens. Le coffre est rempli de caisses de vin
à ramener chez lui, à Nantes. On échange sur la biodynamie, l'importance des sols, la magie qui fait sentir
la géographie d'un territoire dans une gorgée.
A mesure que notre conversation dérive, nous abordons le mouvement social contre la loi travail, déjà
vieux d'un an. Nous découvrons que nous y avons tous les deux accordé une grande quantité d'énergie. Pour le
reste du trajet, nous y accorderons une grande quantité de paroles.
A Nantes aussi on avait pareil, le même cortège de tête qui s'est mis en place en même
temps qu'à Paris en fait. Même à Rennes ça s'est mis en place... ça a été spontané, pour les premières manifs y'avait
pas ce cortège de tête, pas autant de gens en tout cas. Et tout le monde a appris à savoir comment renvoyer les lacrymos,
à s'en protéger, à repousser la BAC, à rester soudés... on a tous appris à manifester le printemps dernier.
Alors que la pluie tambourine sur le pare-brise, que l'esssuie-glace commence à perdre son caoutchouc,
nous continuons à nous poser la même question : est-ce qu'on a vraiment le soutien populaire ?
Entre Mélenchon et l'abstention ça fait 50 % des jeunes. C'est qu'il y a un vrai esprit de changement,
de voir la vie autrement... mais ce mouvement là vu qu'il propose pas de solutions concrètes à part la défiance et le combat,
eh ben les gens ils peuvent pas être amenés à avoir confiance en ce mouvement parce que tu les inspires en rien. Tu les inspires
dans le combat mais le combat pour qui, pour quoi derrière en fait ?
Difficile à dire. La seule chose qu'on puisse affirmer avec certitude, c'est que nous existons.
Lui à Nantes, moi à Paris, nous nous sommes cognés contre la même réalité. Aujourd'hui nous nous retrouvons, par hasard,
dans la même voiture, et nous nous retrouvons. Il y a quelque chose d'exaltant dans cette rencontre. Comme une envie de
s'appeler "camarade". Rien ne nous lie, à part cet habitacle, une vague tranche d'âge et le fait que nous avons manifesté,
tous les deux, lors du printemps 2016. Et ça suffit à insuffler une chaleur presque familiale à l'échange.
Tu peux pas niquer toutes les banques, tout abattre en France, dans un monde mondialisé sans que ça ait
des répercussions ailleurs... Est-ce qu'on va pas se faire plus niquer parce que tellement on sera faibles au moment où on nique tout
qu'en fait... C'est super compliqué hein mais... c'est con mais c'est un échange dans une voiture je sais pas quelles répercussions ça aura
plus tard mais au moins on en parle. On en est là. J'ai l'impression.
Ensemble, nous nous cognons à une autre réalité, mécanique celle-ci. Subitement, la musique s'arrête, le bruit du moteur
s'estompe, et notre voiture se transforme en une grosse boîte de métal sur roues. Sans batterie, il se retrouve dans l'impossibilité
d'allumer un clignotant ou des feux de détresse. Par deux fois, le moteur de la vieille Twingo décide de nous faire faux bond, et
Matthieu est contraint de se jeter sur un très bas-côté.
Nous nous crispons ensemble en accusant la panne. Et quand la voiture repart, une fois le faux contact réglé
sur la cosse de la batterie, nous nous détendons ensemble en faisant des reproches au " Mouvement ". Je ris : " Pauvre mouvement ! "
Non mais j'ai, enfin tu vois ça m'anime un peu, n'empêche que c'est une force génératrice
d'espoir donc forcément... En tout cas moi j'ai rien décidé dans ce mouvement, j'y ai juste participé mais voilà, ça me ressemble
parce que je sens que c'est notre génération qui a fait les choses donc ça me parle.
Quelque part à Maisons-Alfort, au Sud-Est de Paris, nous nous disons au revoir.